Alexiadou Theodouli, «I leitourgia tis mnimis sto ergo tou Manoli Anagnostaki»
 
Athina 2007, Timitikos Tomos Ntinou Georgoudi
 
 
 

« Le concept du temps occupe une place prépondérante dans la poésie de ladite « première génération de l’après-guerre. » Le passé, indissolublement lié à la thématique de la jeunesse –biologique et idéologique- perdue ainsi qu’à celle de la réalité qui s’identifie au changement, à l’aliénation au non familier, constitue très souvent, pour la conscience poétique, un « ailleurs », un espace d’évasion du présent préoccupant. Moyen et, parfois, but de cette fuite de la réalité courante, la mémoire que les poètes examinent avec insistance et, très souvent, avec obstination.

F. Alquié, dans son étude intitulée Le désir d’éternité, considère que l’habitude et le remord constituent, avec la mémoire-passion, d’importants paramètres du déni affectif du temps et de l’amour de l’ « éternel. » Plus précisément et brièvement :

α) La mémoire-passion s’oppose à la mémoire-action spirituelle. Dans le premier cas, la conscience ne peut délimiter et définir temporellement parlant le souvenir en tant que moment du passé. Pareil souvenir n’est pas perçu comme passé mais est confondu avec le présent ; il n’est pas considéré comme temporel mais comme éternel. Dans le second cas, le souvenir est conçu comme tel et circonscrit dans le temps. La mémoire qui détecte et pose la question du temps (mémoire localisante) recompose la succession des moments de notre vie et explique le contemporain au moyen de l’histoire, établit la distinction entre le présent et le passé et libère l’esprit du prédéterminé, rendant possible la participation active aux développements futurs. Bref, la mémoire-passion oblige à une attitude passive quant au présent et à l’avenir, tandis que la mémoire-action spirituelle a un caractère actif.

b) L’habitude ne diffère pas de la mémoire passive, étant donné qu’elle nie la nouveauté en opposant aux nouvelles situations un comportement similaire et répété et en remplaçant ce qui est nouveau par ce qui est déjà connu. L’habitude, en tant que comportement passif, nous empêche d’accepter le moment et de changer nous-mêmes.

c) Les remords, enfin, alimentent l’illusion que l’erreur commise dans le passé dépend encore de nous-mêmes. Dans sa version « stérile », c’est-à-dire, lorsqu’il n’est pas tourné vers l’avenir et la décision de ne pas répéter l’erreur, il constitue la plus vaine des passions : il refuse le temps et le salut qu’il peut offrir et prévient la personne d’entreprendre de nouvelles actions et des projets futurs. Sous cette forme, le remords stérile n’a aucun rapport avec la « conscience morale » qui demande que l’on se tourne vers l’avenir et les projets.

La théorie d’Alquié concernant la « nostalgie du passé » éclaire en plusieurs points la critique exercée par Anagnostakis sur la question de la gestion du temps et nous permet de mieux comprendre sa propre formule poétique concernant la fonction mnémonique. Ainsi, avec pour boussole l’approche théorique précitée, nous aborderons par la suite la façon dont le poète élabore le concept de mémoire par rapport à son attitude face au passé, le concept de l’Action et la poésie.

Dans l’œuvre d’Anagnostakis, le rapport entre le passé et le présent est vécu non seulement comme dimension mais aussi comme interdépendance :

D’une part, transparaît le besoin d’oublier, de surmonter le passé, de façon à ce que le sujet poétique puisse vivre le présent, sans culpabilité, remords, prétextes ou illusions.

D’autre part, toutefois, le besoin de préserver la mémoire s’impose de façon à rembourser la dette envers le passé, personnel et collectif, envers les compagnons de combat et les camarades.

Le credo poétique et les modes poétiques se partagent eux aussi, par conséquent, entre mémoire et oubli, entre régression et action « pratique », entre la description d’expériences et d’images passées et le discours actuel, critique.

L’attitude précitée envers le temps détermine également la conception poétique concernant la qualité et l’utilité ou non de la fonction de la mémoire. Ainsi, Anagnostakis établit la distinction entre a) la mémoire stérile et passive et la b) mémoire fertile et active.

Dans le premier cas, celui de la mémoire stérile, le souvenir implique l’annulation du présent, la non acceptation du réel, l’immobilité et le manque d’actions dans le temps réel. La poésie qui se concentre et est consacrée à l’enregistrement d’un passé de combat mais aussi un passé annulé constitue pour Anagnostakis un prétexte pour éviter l’actualité, un « mur »-cachette du moi, une illusion :

 

«[…] Μετρώντας ακόμη μια φορά ένα-ένα τα ναυαγισμένα μας όνειρα

Πώς ζήσαμε κι άλλο ένα βράδυ την ίδια πάντα αναμονή.

[…]

Όμως γιατί ξαναγυρίζουμε κάθε φορά χωρίς σκοπό στον ίδιο τόπο;

Λέγαμε πως λησμονιούμασταν μέρες, ύστερα χρόνια, μα πάντα γυρνούσαμε

Κοιτάζαμε το πρόσωπό μας στον καθρέφτη και μια άλλη συνηθίσαμε μορφή

[…]

(Είχαν τα πρόσωπά μας τόσο αλλόκοτα μπλεχτεί. Μη μας κατηγορήσετε

Χάσαμε πια οριστικά το δικό μας).»

 

(Comptant une fois de plus un par un nos rêves coulés / Que nous avons vécu encore un soir dans la même attente / […] / Mais, pourquoi revenons-nous, chaque fois, sans but sur le même lieu ? / Nous nous disions oublier pendant des jours, mais nous retournions toujours / Nous regardions notre visage dans la mesure et nous sommes habitués à une autre figure / […] / (Nos visages s’étaient si étrangement entremêlés / ne nous accusez pas / Nous avions définitivement perdu le nôtre.)La nostalgie du passé en tant que refus de l’homme de se concilier avec et de vivre le quotidien constitue un objectif non seulement de la critique et de l’autocritique d’Anagnostakis, étant donné que lui-même n’échappe pas aux attaches de la mémoire passive, particulièrement dans ses premiers recueils où les souvenirs sont encore frais. Les limites entre l’habitude, les remords, la peur du présent, d’une part, et la décision de salut de la pensée du passé, d’autre part, sont difficiles à établir même pour le poète qui, au même moment, juge et est jugé. En outre, dans l’œuvre d’Anagnostakis, il n’est pas clair du tout si la mémoire empêche la vie réelle en troublant l’image de soi dans le miroir ou si la réalité mutante et illusoire pousse forcément à l’introspection ou au regard vers le passé, excluant la foi en l’avenir et à la possibilité d’une perspective.

Ainsi, alors que le retour en arrière a souvent pour résultat une imitation, une représentation de vie :

 

«[…] Σημαδεμένες χρονολογίες σα βιβλία βιβλιοθήκης πολυσύχναστης / Κι ήτανε πάντα πίσω από τη θύμηση οι γκρεμισμένες αψίδες του καλοκαιριού. / Κάποτε παίζουμε την αγάπη και τότε αλήθεια νιώθουμε ανυπέρβλητα αγνοί […] Παίζουμε τη φυγή την ανεπίστρεπτη πίσω από χάρτινες κουρελιασμένες  πανοπλίες / Παίζουμε την οδύνη μέσα σε δυο πακέτα τσιγάρα ολοκαίνουρια […],

([…] Des dates marquées comme des livres d’une bibliothèque très fréquentée / Et, toujours, derrière le souvenir, se trouvaient les arcs effondrés de l’été. / Parfois, nous jouons à l’amour et, alors, vraiment, nous nous sentons incomparablement purs […] nous jouons la fuite sans retour derrière des armures de papier en lambeaux / Nous jouons à la peine dans deux paquets flambant neufs de cigarettes […] )

Les nouvelles conditions et les conventions face auxquelles se trouve le sujet poétique sont d’autant plus « non familières de façon troublante », peut-être même plus, que la perte de l’identité et le symptôme du « moi étranger » annulent la différence de la mémoire individuelle qui est, dorénavant, vécue comme une habitude rituelle et insipide, similaire pour tous.

 

«[…] Τώρα στο πόδι μας θα βρείτε πάντα κάποιον άλλον· […] Πώς να φορμάρεις ένα τυχόν ξένο πρόσωπο σαν το δικό σου / Να πάρεις δασκάλους, να διδάξεις την κάθε σου κίνηση, κάθε λυγμό […] Ορίσαμε μια – το πολύ – στα δέκα χρόνια να λέμε τα παλιά. / Οριστικά εμείς οι ίδιοι, πήραμε όρκο μη γίνει ζαβολιά. / Όρκο βαρύ. (Τι θες, τι τα ρωτάς. Υπάρχει πια εμπιστοσύνη;).

 

(Maintenant, à notre place, vous trouverez toujours quelqu’un d’autre […] Comment donner à un quelconque visage étranger la forme du vôtre / Prendre des maîtres, enseigner chacun de vos gestes, chaque sanglot […] Nous avons fixé de dire les choses du passé une fois – tout au plus – tous les dix ans[…] Comment donner à un éventuel visage étranger la forme de votre visage / Avoir des maîtres, enseigner chacun de vos gestes, chaque sanglot […] Nous avons fixé de dire une fois – tout au plus – tous les dix ans les anciennes choses. / Définitivement, nous-mêmes, nous avons prêté serment de ne pas tricher. / Lourd serment.  (Que voulez-vous ? Peut-on encore faire confiance ?). / Nous avons, nous-mêmes, définitivement prêté serment de ne pas tricher. / Lourd serment. (Que veux-tu.  Peut-on encore faire confiance ?)

 

Mais, l’absence totale de mémoire ne raye pas uniquement le passé.  Elle a également pour conséquence d’annuler le présent qui, à partir de ce moment-là, s’identifie à l’absurde et à l’étranger et acquière des caractéristiques d’aliénation totale. La personne perd son « visage » et devient autre par rapport à son propre moi, un sosie d’elle-même, qui trompe et est trompé ( « nous avons prêté serment de ne pas tricher. ») L’absence de points de référence, l’attitude généralisée d’ « amnésie » et d’apathie, l’oubli du moi conduisent à l’auto-abolition, et altèrent le rapport à l’autre (« Peut-on encore faire confiance ? »), rapport portant dorénavant la marque de la crainte, dans lequel le visage est reflété et reconnu, ou pas, dans le regard de l’autre :

 

«Η αγάπη είναι ο φόβος που μας ενώνει με τους άλλους.

Όταν υπόταξαν τις μέρες μας και τις κρεμάσανε σα δάκρυα

Όταν μαζί τους πεθάνανε σε μιαν οικτρή παραμόρφωση

Τα τελευταία σχήματα των παιδικών αισθημάτων

Και τι κρατά τάχα το χέρι που οι άνθρωποι δίνουν;

Ξέρει να σφίγγει γερά εκεί που ο λογισμός μας ξεγελά

Την ώρα που ο χρόνος σταμάτησε και η μνήμη ξεριζώθηκε

Σα μιαν εκζήτηση παράλογη πέρα από κάθε νόημα;[…]

Πεθαίνουμε τάχα για τους άλλους ή γιατί έτσι νικούμε τη ζωή

Ή γιατί έτσι φτύνουμε ένα-ένα τα τιποτένια ομοιώματα

Και μια στιγμή στο στεγνωμένο νου τους περνά μιαν ηλιαχτίδα

Κάτι σα μια θαμπή ανάμνηση μιας ζωικής προϊστορίας […]

Απλές προθέσεις ζωής διασφαλίζουν μιαν επικαιρότητα

Ανία, πόθοι, όνειρα, συναλλαγές, εξαπατήσεις

Κι αν σκέφτομαι είναι γιατί η συνήθεια είναι πιο προσιτή από την τύψη. […]»

 

(« L’amour est la peur qui nous unit aux autres. / Lorsqu’on a soumis nos jours et qu’on les a pendus comme des larmes / Lorsque sont morts avec eux dans une déformation pitoyable / les dernières formes des sentiments de l’enfance / Et, que peut bien tenir la main que tendent les gens ? / Elle sait tenir fort là où notre pensée nous trompe / A l’heure où le temps s’est arrêté et où la mémoire a été déracinée / dans une recherche absurde au-delà de tout sens ? /[…] Mourons-nous pour les autres ou parce qu’ainsi nous vainquons la vie ? Ou parce qu’ainsi nous crachons un par un les vains simulacres / Et pour un moment leur esprit asséché est traversé par un rayon de soleil / comme un vague souvenir d’une préhistoire animale […] / De simples intentions de vie assurent une certaine actualité / Ennui, désirs, rêves, transactions, tromperies / Et si je pense c’est que l’habitude est plus accessible que le remord…[…] »)

[…] / De simples intentions de vie assurent une certaine actualité / Ennui, désirs, échanges, tromperies. / Et, si je réfléchis, c’est que l’habitude est plus accessible que le remords […])

La « mémoire déracinée » dont ne survit que le « souvenir vague d’une préhistoire animale » implique l’aliénation et la perte de l’identité, comme l’indique également le vocabulaire de l’extrait concerné : peur, les autres, ont soumis, ont pendu, déformation, trompe, vains simulacres, tu ne trouves point de miroirs pour crier ton nom, échanges, tromperies, remords. La question du rôle de la poésie en tant que moyen de préserver la mémoire fertile et son attitude critique, principalement celle des poètes, afin d’éviter la réalité, et la recherche d’un « ailleurs » métaphysique, qui dépasse le présent visant un futur inaccessible, sera posée dans la dernière partie du même poème :

 

«Μα ποιος θά ’ρθει να κρατήσει την ορμή μιας μπόρας που πέφτει;

Ποιος θα μετρήσει μια-μια τις σταγόνες πριν σβήσουν στο χώμα

Πριν γίνουν ένα με τη λάσπη σαν τις φωνές των ποιητών;

Επαίτες μιας άλλης ζωής της Στιγμής λιποτάχτες

Ζητούνε μια νύχτα απρόσιτη τα σάπια τους όνειρα.

Γιατί η σιωπή μας είναι ο δισταγμός για τη ζωή και το θάνατο.»

 

(« Mais qui viendra contenir la fougue d’un orage qui se déverse ? / Qui comptera une à une les gouttes avant qu’elles ne s’éteignent dans la terre / Avant qu’elles ne fassent plus qu’un avec la boue comme la voix des poètes ? / Mendiants d’une autre vie, déserteurs du Moment / Leurs rêves pourris demandent une nuit inaccessible. / Parce que notre silence est l’hésitation pour la vie et pour la mort. »)

 

 Dans les vers précités, comme d’ailleurs dans l’ensemble du poème, Anagnostakis expose, ne fut-ce qu’en le suggérant, le contenu de la mémoire fertile et, par extension, de la mémoire poétique. le concept de Sacrifice, c’est-à-dire, de mourir pour l’autre, ainsi que le concept de l’Action, indissolublement liés entre eux dans sa conscience, constituent le dénominateur commun entre le passé, le présent et l’avenir. La poésie doit assumer la charge du souvenir et du rappel, surtout, de l’acte de sacrifice, dont les « survivants » furent les récepteurs, parmi lesquels, le poète. Le sacrifice est acte accompli dont la pérennisation et l’influence sur l’avenir dépend exclusivement de ses destinataires. Sans son souvenir « agi », cet Acte par excellence n’est qu’un événement restreint dans les limites temporelles du passé. 

Par conséquent, d’une part, il est nécessaire que l’homme du présent comprenne cet acte et poursuive le combat des « martyrs » et des « héros » dans sa vie quotidienne mais, aussi, d’autre part, le sacrifice, de même que la mémoire, doit viser l’ « accessible », l’amélioration de la réalité du proche et ne pas constituer le moyen d’une fuite craintive du maintenant et de la recherche d’une dimension autre, métaphysique. C’est, pensons-nous, le sens du vers « Mourons-nous pour les autres ou parce qu’ainsi nous vainquons la vie », où est mis en avant la revendication morale d’un sacrifice à perspective, libéré de la peur de la vie. C’est d’ailleurs pourquoi est critiquée, dans les derniers vers, cette poésie-là qui se suffit à la contemplation « romantique » et qui s’adonne à la recherche d’une réalité autre, inaccessible, du passé ou de l’avenir, du souvenir ou du rêve, indifférente au Moment, au maintenant (« Mendiants d’une autre vie, déserteurs du Moment / Leurs rêves pourris demandent une nuit inaccessible. ») Selon cette prise de position et par référence à la théorie d’Alquié, nous constatons que le poète donne l’avantage à la mémoire qui se transforme en action spirituelle par l’intermédiaire du discours poétique et qui rappelle à la mémoire l’acte suprême, l’acte par excellence, celui de l’abolition du présent personnel dans le but d’assurer l’avenir collectif.

Dans l’esprit du poète, la préservation de la mémoire fertile est liée à la préservation de l’identité, personnelle et poétique. Ainsi, alors qu’est critiquée la poésie qui se trompe elle-même et se cache derrière le passé annulé, en même temps apparaît la nécessité d’une poésie qui sert de retraite, de refuge contre les dangers de la réalité et qui constitue le « dernier bastion » pour la préservation de la mémoire et de l’identité. Le motif de la cachette solitaire sous la terre et de l’attente dans le silence suggère une forme de résistance tant contre la domination de la mémoire passive, défaitiste que contre celle de l’oubli, résultat du changement qui survient à une vitesse vertigineuse, dans le « bruit » du bavardage et de la grandiloquence poétiques.

«[…] Έβλεπα τώρα

Πόσα κρυμμένα τιμαλφή έπρεπε να σώσω

Πόσες φωλιές νερού να συντηρήσω μέσα στις φλόγες.

Μιλάτε, δείχνετε πληγές αλλόφρονες στους δρόμους

Τον πανικό που στραγγαλίζει την καρδιά σας σα σημαία

[…]

Εκεί, προσεχτικά, σε μια γωνιά, μαζεύω με τάξη,

Φράζω με σύνεση το τελευταίο μου φυλάκιο

Κρεμώ κομμένα χέρια στους τοίχους,, στολίζω

Με τα κομμένα κρανία τα παράθυρα, πλέκω

Με κομμένα μαλλιά το δίχτυ μου και περιμένω.

 

Όρθιος, και μόνος σαν και πρώτα  π ε ρ ι μ έ ν ω.

(« […] Je voyais, à présent / combien d’objets précieux cachés il me fallait sauver / Combien de nids d’eau il me fallait préserver dans les flammes. / Vous parlez, montrez des plaies fous dans les rues / la panique qui étrangle votre cœur comme un étendard / […] Là, minutieusement, dans un coin, je réunis dans l’ordre / Je bloque avec précaution mon dernier bastion / J’accroche des mains au mur, j’orne / les fenêtres des crânes coupés, je tisse / ma toile de cheveux coupés et j’attends. / Debout, et seul comme avant j’a t t e n d s. »)

 […] / Là, dans un coin, minutieusement, je réunis avec ordre, / Je bloque avec prudence mon dernier bastion / J’accroche des mains coupés aux murs, j’orne / les fenêtres de crânes coupés, je tisse / Ma toile de cheveux coupés et j’attends / Debout, et seul comme avant j’ a t t e n d s. »)Toutefois, au moment même où il opte pour l’isolement, assumant la responsabilité de préserver le souvenir du sacrifice, Anagnostakis se trouve face à la responsabilité du poète à faire face à l’ici et maintenant, libéré des bagages du passé, de la passivité, du souvenir de la mort et de l’annulation, du remord. Dans le poème suivant directement celui que nous venons de citer, le sujet poétique semble se parler à lui-même ou donner des instructions, peut-être à un poète plus jeune, concernant la « chambre noire » de la mémoire.

«Εκεί θα τα βρεις.

 

Κάποιο κλειδί

Που θα πάρεις

Μονάχα εσύ που θα πάρεις

[…]

Εκεί θα τα βρεις

Κάπου – απ’ τις βαλίτσες και τα παλιοσίδερα

Απ’ τα κομμένα καρφιά, δόντια σκισμένα,

Καρφίτσες στα μαξιλάρια, τρύπιες κορνίζες,,

Μισοκαμένα ξύλα, τιμόνια καραβιών.

[…]

Κι εσύ θα πάρεις το κλειδί

Και με κινήσεις βέβαιες χωρίς τύψεις

Θ’ αφήσεις να κυλήσει στον υπόνομο

Βαθιά-βαθιά μες στα πυκνά νερά.

 

Τότε θα ξέρεις.

 

(Γιατί η ποίηση δεν είναι ο τρόπος να μιλήσουμε,

Αλλά ο καλύτερος τοίχος να κρύψουμε το πρόσωπό μας).»

 

(« Tu les trouveras là.

 

Une clef

Que tu prendras

Que seul toi prendra

[…]

Tu les trouveras là

Quelque part – des valises et des vieilles ferrailles

Des clous coupés, dents déchirées,

Des épingles sur les oreillers, des cadres troués,

Des bois à moitié brûlés, des barres de bateaux.

[…]

Et toi tu prendras la clef

Et, de gestes assurés sans remords

Tu laisseras rouler dans l’égoût

Bien profondément dans les eaux denses.

 

Alors tu sauras.

 

(Car la poésie n’est pas une façon de parler,

Mais le meilleur mur pour cacher notre visage). »)

 

Aux frontières entre le temps et le non-temps, marqué par l’immobilité et l’impossibilité de l’action (valises, vieilles ferrailles, clous coupés, dents déchirées, barres de bateaux), par les rêves et les projets non accomplis (bois à moitié brûlés), par l’insomnie, qui est probablement due à la culpabilité (des épingles sur l’oreiller), par la disparition du visage et de l’identité (cadres troués), le souvenir du passé constitue un « là » par rapport à l’ « ici » du présent, un état intemporel qui  offre au poète l’assurance du déjà accompli et ne nécessite aucune action de sa part. Cet « ailleurs » est comparé, dans les derniers vers, avec l’ « ailleurs » d’une poésie qui craint le présent ; les deux sont, en fin de compte, rejetés en tant que refuges vains. Le souvenir qui prive l’individu de la liberté d’agir et le privilège du libre choix ainsi que la poésie qui découle de la mémoire stérile sont condamnés par Anagnostakis et, ainsi, il est possible d’expliquer le sens du vers « et, de gestes assurés sans remords », qui exprime la décision irrévocable du poète de ne pas permettre que sa poésie devienne le prétexte de s’abstenir de l’action et de l’Acte, c’est-à-dire « le meilleur mur pour cacher notre visage. »

Dans le dernier recueil du volume Ποιήματα 1941-1971, intitulé Ο Στόχος, Anagnostakis traite dorénavant de la question de la mémoire en relation directe avec le présent. Etant donné l’impossibilité dans laquelle se trouve le poète d’intervenir sur le devenir social contemporain, des vers comme : «Το θέμα είναι τ ώ ρ α  τι λες» (« la question est de savoir ce que tu en dis m a i n t e n a n t »), «του μαθαίνω ονόματα σαν προσευχές, του τραγουδώ τους νεκρούς μας» (« je lui enseigne des noms comme des prières, je lui chante nos morts »), «Σαν τους γύφτους σφυροκοπάμε αδιάκοπα στο ίδιο αμόνι» (« comme les romanichels, nous portons inlassablement des coups sur la même enclume »), «Σαν ένα δελτάριο σε φίλους με τη μοναδική λέξη: ζω» (« Comme sur une fiche adressée à des amis portant l’unique mot : je suis vivant »), «Έστω. Ανάπηρος, δείξε τα χέρια σου. Κρίνε για να κριθείς.» (« Soit. Invalide, montre les mains.  Juge pour être jugé. »), indiquent le choix d’une expression littérale, quasi-tautologique, et d’une poésie minimale. La mémoire est, elle aussi, limitée à sa version minimale, c’est-à-dire, à l’incitation à l’enregistrement objectif des « noms », afin de les transmettre à la nouvelle génération, sans pour autant être privée du poids spécial d’un bilan personnel, affectif, dorénavant libéré du remord et de la culpabilité (« ονόματα σαν προσευχές (des noms comme des prières)», «τα ιερά ονόματα (les noms sacrés)»).

La poésie sera transformée en silence, passant par le stade dernier, transitoire du post-scriptum (Υ.Γ.), dont le dernier ver («Πόσα άλλα κρυμμένα βαθιά…» (Combien encore de choses cachées)) confirme la décision du poète, exactement comme elle avait été exprimée dans le poème «Εκεί…» (« Là… »), de se dégager dorénavant de l’entreprise et de la responsabilité de préserver la mémoire par l’intermédiaire du discours poétique. »