Alexiadou Theodouli, «Eterotita kai oikeiotita sto ergo tou K. Karyotaki. To varos tou eaftou kai i aderfi psychi»
 
Le Double dans la littérature néo-hellénique. Histoire et littérature, XIXe Colloque International des Néohellénistes des Universités francophones, Nancy, 23-25 Maiou 2005, Éditions Plaxandre, Besançon 2006, ss. 386-403
 
 
 

« S’il fut un poète -et, bien entendu, ils sont nombreux en littérature grecque - qui se soit directement opposé à l’entourage social, au travers de sa vie et de son œuvre, celui-là c’est bien Karyotakis. » De nombreuses questions qui portent sur le double forment, à travers ses vers, une ambiance de non familier et d’étrange, qui pousse le sujet poétique en marge d’une non réalité individuelle, avec pour couronnement le dernier acte d’auto-destruction, la fuite définitive du monde des autres mais aussi de soi qui est vécu comme autre.

Deux sont les idées dominantes qui reviennent constamment dans la poésie de Karyotakis et soulignent la distance d’avec la réalité communément acceptée : l’incapacité de se reconnaître au travers du regard de l’autre et, par conséquent, le recours à une « âme sœur », un moi caché qui aide le sujet poétique à conserver, dans une certaine mesure, la conscience de soi et à résister à l’aliénation.

Le poète et les autres

Le phénomène de la non acceptation de l’artiste par la communauté et le fait qu’il soit considéré comme un être plutôt rêveur, la tête dans les nuages plutôt que sur terre, dans un monde bien à lui, mais aussi, inversement, le refus du moi poétique d’accepter les règles et les « valeurs » de la société ainsi que son attitude critique à l’égard de la réalité, se retrouve à toutes les époques, indépendamment des courants littéraires et des écoles poétiques. En outre, le seul fait de la création littéraire implique l’identité double, voire même, multiple de l’auteur, particulièrement bien entendu lorsqu’il s’agit de prose et, surtout, de roman.

Dans sa préface au Double de Dostoïevski, André Green note d’abord la double nature de l’écrivain : « Tout écrivain est une nature double, dans plusieurs sens. Il a son identité sociale, par laquelle il est connu dans sa vie publique ou privée. Mais, il possède également un sosie -ou bien, est-il possédé par lui - l’auteur qui ne se révèle qu’au travers de ses écrits. Ce rapport se retrouve également entre l’auteur et son narrateur, entre l’auteur et son héros, ensuite. Mais, ces rapports doivent être lus. Ils ne se présentent jamais de façon directe. »

Dans le cas de Karyotakis, le rapport difficile que le poète entretient avec les autres est plus que clair et se structure autour de l’idée que le sujet poétique se sent étranger face à son propre corps. Son existence physique est annulée du fait du manque de communication. Dominent des motifs thématiques tels que la maladie, la douleur, la blessure, la larme, le corps rompu ou courbé, les ailes brisées, la fatigue, l’atonie qui symbolisent l’existence usée qui n’est pas en mesure d’agir, demeurant limitée dans les liens d’un corps impuissant.

 

Combien jeunes sommes-nous arrivés ici, sur l’île déserte, au bord

du monde, de ce côté du rêve et de l’autre côté de la terre !

lorsque notre dernier ami s’est éloigné,

nous sommes venus, lentement, traînant la blessure éternelle.

 

Nous regardons d’un regard vide, d’un pas brisé

nous prenons, chacun seul, le même chemin,

nous ressentons le corps malade, qui est devenu lourd, comme étranger

De loin, notre voix arrive comme un bruit étouffé.

[…]

                                     [ΤΙ ΝΕΟΙ ΠΟΥ ΦΤΑΣΑΜΕΝ ΕΔΩ…]

 

Souvent, qui plus est, l’on a l’impression que le moi poétique ne se considère pas comme faisant partie du groupe humain, mais comme appartenant à un autre nous qui se différencie sans pour autant que son identité soit précisément définie. Il s’agit de personnes qui ont le sentiment d’être quasi-morts, précisément parce qu’ils sont dans l’impossibilité de contrôler leur destin par des actes et de comprendre la raison de leur existence quotidienne ; il s’agit de personnes qui se situent à un niveau inférieur, plus bas que les « hommes », quasi-invisibles et exclus des sentiments qui peuvent expliquer et supporter le poids de l’existence, c'est-à-dire, la « foi » et l’ « amour ».

 

Quelle est cette volonté de dieu qui nous gouverne,

quel destin tragique tient le fil

des jours vides que nous vivons à présent

comme par quelque mauvaise, vieille habitude ?

[…]

Sans foi ni amour, sans lest,

nous sommes devenus le butin du vent

qui retourne la mer. Trouverons-nous

au moins le fond de l’abysse ?

 

Les hommes partent-ils, ou bien, lorsqu’ils s’approchent,

se tiennent quelque temps au-dessus de nous, écoutent

Dans le bruit désert, vain et sourd

comme s’ils cognaient du pied sur une citerne.

 

Ils regardent avec crainte, avec étonnement,

puis s’en vont à nouveau aux luttes,

et ne gardent que la sensation

du danger lointain, imprécis.

[…]

                     [ΠΟΙΑ ΘΕΛΗΣΗ ΘΕΟΥ…]

Comme si nous n’étions jamais venus sur cette terre,

comme si nous étions encore dans l’inexistence.

Les ténèbres autour, sans un seul éclat de lumière.

Des hommes uniquement dans l’imagination des autres.

 

Des pantins faits de papier et d’hésitation,

entre les deux mains aveugles du Destin,

nous dansons, acceptons la moquerie,

regardant sans vie, passivement, les étoiles.

 

Toute joie est pour nous pays lointain,

l’espoir et la jeunesse, des concepts abstraits.

Personne d’autre ne sait que nous sommes, hormi

celui qui nous marche dessus en passant.

 

Tant d’années ont passé, le temps est passé.

Ô ! et si la tristesse profonde dans le corps n’était pas,

ô ! et si dans l’âme ne se trouvait pas notre véritable

douleur, pour dire que nous existons encore…

                                [ΑΝΔΡΕΙΚΕΛΑ]

 

 

Cette vie hésitante, atone, passive et abstraite, entre l’existence et l’inexistence, ne semble pas offrir de possibilités de choisir ni de libre arbitre. Tels des marionnettes que quelque dieu incompréhensible met en branle, des pantins de papier que le destine guide à l’aveugle, des imitations d’hommes aux mouvements mécanique, acceptent la moquerie mais, parfois, constituent également une espèce de menace, « du danger lointain, imprécis », pour les « vrais » hommes. Ce que Freud définit comme unheimliche (inquiétante étrangeté), à savoir le sentiment d’étrangeté et de non familier qui naît du contact avec quelque chose qui est connu et familier d’aspect mais se comporte de façon étrange, l’incertitude intellectuelle que cause l’image d’une figure humaine « mécanique » ou « automate », qui semble vivant mais est sans âme, menace les certitudes et éveille la crainte.  C’est ce même sentiment qui est décrit dans les vers précités de Karyotakis.

La cité imaginaire de ces êtres « de papier », rêveurs, dont le sujet poétique sent participer et qui s’oppose à la société des hommes, inclut certainement les poètes. Leur matériau de fabrication, le papier, souligne bien évidemment qu’il s’agit de figures, de représentations, mais il renvoie aussi directement à la création poétique. Bien qu’il soit évident que le moi poétique compatit et s’identifie à ces « créatures vivant de mythes », il est tout aussi évident qu’il est mécontent de son identité poétique. La dimension qu’il vit par rapport à la réalité quotidienne ne le pousse pas, en fin de compte, à défendre sa spécificité en tant qu’artiste ; au contraire, lui cause-t-elle un surcroît de douleur et, fréquemment, le conduit à une autocritique obsessionnelle dont ne manquent ni le sentiment de culpabilité ni le dédain.

Dans Όλοι μαζίil écrit : « Nous changeons en sons et syllabes / les sentiments de notre cœur de papier, / nous  publions nos poèmes / pour porter le titre de poètes. »

Tandis que, dans [Είμαστε κάτι], il conclut : « Dans le corps, dans la mémoire, nous avons mal. / Les choses nous chassent, et la poésie / est le refuge que nous envions. »

La « véritable » vie à laquelle le moi poétique de Karyotakis aspire est impossible et son opposition à la réalité apparaît à ce point extrême que celle-ci finit par être vécue comme une mort de tous les jours. Bien que dans les théories du double, la mort soit l’Autre absolu, l’inconnu impensable, précisément parce qu’elle se produit au moment où le moi cesse d’exister, il n’est pas peu fréquent que les artistes se mettent eux-mêmes dans l’état du mort-vivant, entre l’exister et le non exister, tentant ainsi d’échapper à un présent insupportable mais aussi de se libérer de la peur de la mort, s’efforçant de vivre, grâce à l’écriture, un état post-mort. Il existe des cas où le poète suit son fantôme, s’observe mort, voire, met lui-même en scène sa propre fin, poursuivant non seulement le salut de l’existence mais aussi une espèce de rédemption de sa nature poétique. Le processus de l’auto-observation, c'est-à-dire, de la capacité qu’acquiert le sujet poétique à sortir de lui-même et de suivre son moi de loin, ayant conscience qu’il s’agit de lui-même, le phénomène du moi étranger ou du moi en tant qu’autre est le fruit de la rupture qu’introduit le poète d’avec la réalité hostile, d’avec un ici et maintenant insupportable dont il désire absolument échapper.

Dans le poème Δικαίωσις, l’âme du poète est libérée avec son art, au moment de sa mort. La poésie devient Chanson et se libère même de son propre créateur (αδέσποτο θαφήσω), mais n’est pas libérée de la moquerie des autres.

 

Alors, je laisserai errant

que la Chanson bourdonne au-dessus de moi.

Les gloussements des gens, et le sifflement

du vent, la soutiendront.

 

Je m’allongerai, fermerai les yeux,

et rirai comme jamais je n’ai ri.

« Bonne nuit, salue-moi la lumière »

dirai-je au dernier que je verrai.

 

Lorsqu’ils prendront la route lentement,

ma présence pèsera quelque peu

-pour la première fois- sur l’épaule de quatre.

 

Ensuite, et en récompense des efforts

de ma vie, la pelle m’émaillera

joliment de terre et d’épines.

                                   [ΔΙΚΑΙΩΣΙΣ]

 

Mais, la rédemption que le poète poursuit par sa mort n’arrive pas en fin, seul comme une bouffonnerie macabre, comme une farce mise en scène par le sujet poétique par l’intermédiaire du poème, aux dépens non seulement des autres mais aussi de lui-même. Une vie fausse ne peut qu’aboutir à une mort fausse ; qui n’a pas vraiment vécu ne peut vraiment mourir. « Je m’allongerai, fermerai les yeux / et rirai comme jamais je n’ai ri » : cela ressemble plutôt à une mimésis de la mort, à un jeu mis en scène que seul le poète connaît pour effectuer tous les gestes nécessaires, dire les attaques nécessaires pour jouer les autres (« Bonne nuit, salue-moi la lumière » dirai-je au dernier que je verrai). Il est même probable que cette représentation de la fin, cette imitation de mort soit imprimée en vers précisément pour attirer l’attention, ébranler l’indifférence des autres et accorder un certain poids à l’évènement réel qui se produira à l’avenir, quel que soit le mode selon lequel il se produira, et dont le poète craint qu’il n’aura aucune importance pour les autres. L’attente de l’autre est caractéristique, l’attente du spectateur et témoin nécessaire de la mort mise en scène, qu’il attend jusqu’au dernier moment pour lui exprimer son dernier vœu, le dernier adieu, validant ainsi son « existence ».

La dernière strophe peut exprimer amertume et ironie quant à la vanité de la vie qui est accompagnée d’une mort sans gloire, pas « belle » du tout, voire, une mort martyr (et en récompense des efforts de ma vie/ la pelle m’émaillera / joliment de terre et d’épines), la présence humaine peut être absolue à la fin (la pelle m’émaillera), mais il existe un moment unique où le moi poétique connaître quelque rédemption, une reconnaissance - fut-elle tragiquement comique- de son existence : Ma présence pèsera quelque peu / -pour la première fois - sur l’épaule de quatre…

Le « poids du moi », la charge d’un corps que porte le poète mais qui lui semble étranger, ne présente pas la gravité correspondante pour la société. Le « corps malade » aux « ailes brisées » n’arrive pas à s’élever et s’approcher de l’autre, mais devient un avec la terre et les hommes marchent sur lui, sans prendre sa présence en compte ; ce corps endure la chute et le poids des autres. Dans la poésie de Karyotakis, le poids qui imprime une pression vers le bas sur l’existence physique est dû au dédain des « hommes » qui annule la présence sociale et artistique du moi poétique. Ainsi, pour en revenir à Δικαίωση, ce n’est qu’à travers la mort, mise en scène ou réelle, que sa présence arrivera à acquérir quelque poids -« pour la première fois »- et à être placée au-dessus des autres, que son corps arrivera à être un petit poids pour les autres, qui se verront obligés -ne fut-ce qu’ainsi- à supporter, eux aussi, son poids (Ma présence pèsera quelque peu / -pour la première fois - sur l’épaule de quatre…). C’est là une espèce de rédemption, une espèce de vengeance ridicule qui causera le rire et l’auto-sarcasme du sujet poétique (et je rirai comme jamais je n’ai ri).

 

La psyché et la conscience de soi

Au-delà de la réalité qui devient perceptible par les sens, il existe chez Karyotakis un autre monde qui n’est pas visible et ne devient perceptible que par l’intermédiaire de l’écriture. C’est le monde de l’âme.

Dans sa célèbre étude Le Double, Otto Rank souligne que les peuples primitifs considèrent l’ombre comme l’équivalent de l’âme humaine et prétend que l’ombre est le moyen grâce auquel l’homme a pu voir son corps pour la première fois. Il fait, en outre, état de la conception homérique selon laquelle « l’homme a une double existence, sa présence sensible, d’une part, son image invisible (είδωλον), d’autre part, qui n’est libérée qu’après sa mort. Elle, et rien d’autre, est son âme. » Et Rank de poursuivre : « Chez l’homme vivant […] habite, tel un hôte étranger, un double plus faible, son autre Moi, ayant la forme de l’âme [Psyché] qui règne sur le monde du rêve. » Enfin, considère-t-il que, dans certains cas, la psyché s’identifie à la conscience de soi. Mais, Freud également, dans Das Unheimliche, la seconde étude de référence en la matière, renvoyant à Rank, émet l’hypothèse que « la psyché « immortelle » fut le premier double du corps. »

Dans la poésie de Karyotakis, la dualité psyché et corps domine et est prolongée dans la dualité de la psyché-même qui a une existence spirituelle mais aussi corporelle. La psyché se distingue de corps et constitue une seconde nature qui représente surtout l’affect ; rêve, passion, espoir, liberté, innocence perdue mais aussi souvenir, douleur, déception, solitude.

Dans le poème Ηλύσια, la différenciation des corps et des âmes est exprimée mêm par la structure du poème et l’utilisation des parenthèses. Chacune des strophes commence par la description entre parenthèses du corps, qui se détériore et aboutit à la mort sans gloire, à la terre, et se poursuit avec l’état correspondant, hors parenthèses, des psychés incorruptibles, qui sont libérées et se dirigent vers l’horizon, vers une fine belle et de rêve.

 

(Tellement les corps sont fatigués,

qu’ils se courbèrent, furent coupés en deux.)

Et les âmes sont parties, elles marchent seules,

lentement, sur l’herbe telle un livre ouvert.

 

(Les corps se roulent par terre, se recoquevillent

déformés.) Et apparaissent au loin,

roses en main, avancer

avec le rêve, les âmes, avec la passion.

 

(Terre dans la terre deviennent les corps.)

Mais, au-delà de l’horizon, telles des soleils

les âmes se couchent, ayant porté le ciel,

ou telles de simples sourires sur des lèvres.

                                    [ΗΛΥΣΙΑ]

 

Sauver l’âme des chaînes du corps n’est pas toujours possible. Si dans Ελεγεία και Σάτιρες, où appartient le poème précité, les âmes des hommes constituent un sujet collectif qui réalise l’élévation et la fuite vers un ailleurs serein, dans le recueil précédent intitulé Ο πόνος του ανθρώπου και των πραγμάτων, le poète s’adresse à sa propre âme « vaine », qui souffre avec son corps, qui est, elle aussi, blessée et qui ne semble pas se libérer pleinement de la condition humaine. La dualité conduit à l’identification des deux natures, qui s’alimentent mutuellement : l’âme rappelle le rêve au corps et le corps lie l’âme à la vanité. S’adressant à lui-même et effectuant une projection au moment ultime et au bilan final, le sujet poétique sympathise avec mais, en même temps, interroge l’âme :

 

Âme vaine, dans l’alanguissement d’un soir de printemps,

alors que blessée tu repliera tes ailes d’or,

à l’heure où comme un certain salut tu attendras quelque chose,

pauvre cœur, mortellement mais éternellement blessé ;

 

lorsque, arrivé au-delà de l’horizon, tu verras

les haines partir les amours, la bile tes passions tout,

lorsque s’élèvera des sublimes fleurs de la vie

tel un parfum la déception, ô mon âme rêveuse ;

 

à l’heure suprême où tu te souviendras

avec un seul sourire, les (choses) amies et les (choses) ennemies -

âme vaine, à la mer, au vent que diras-tu ?

ô, que diras-tu, cœur étroit, face au pâle coucher de soleil ?

                                                        [ΠΕΘΑΙΝΟΝΤΑΣ]

 

L’âme, « mortellement mais éternellement blessée », ne meurt pas avec le corps. Elle dispose de sa propre « corporalité » (alors que blessée tu replieras tes ailes d’or »), ses propres désirs, son propre poids. Elle vit en même temps l’immortalité et le devenir. Le moi poétique se perpétue par l’intermédiaire de l’âme et ressent le besoin de protéger son existence après la mort contre la tristesse éternelle. L’âme a la possibilité d’échapper du corps et de s’élever mais, ainsi, elle est forcée de suivre d’en haut le passé de l’existence (arrivée au-delà de l’horizon, tu verras / les haines partir les amours, la bile tes passions tout) et rendre compte de sa vie vaine (âme vaine, à la mer, au vent que diras-tu ? / ô, que diras-tu, cœur étroit ?).

L’âme, pour Karyotakis, est une existence intérieure avec laquelle il est en constant contact et familiarité, un autre auquel il s’adresse mais qui appartient au moi -ou bien, le moi lui appartient-il -, elle est, en un mot, le soi-même. Non pas l’autre moi, qui le concurrence ou le poursuit, qui vole sa forme ou s’efforce de prendre sa place, mais lui-même, ses propres sentiments, ce qui est derrière le « phénomène » de la présence de papier que voient les autres, protégé de leur regard dédaigneux, libéré du « poids » d’un corps déterminé qui traîne la personne vers ça, la chute. Mais, en même temps, elle est également le miroir de la présence physique, le contenu d’un contenant qui souffre, pris au piège dans un existence limitée (cœur étroit) et aspire à la perfection. L’âme est « belle », parce qu’elle est « vaine » : elle aime, pardonne, rêve, se souvient.

 

Tu t’es enfin enfuie et tu t’es mise de côté.

Tout t’oublie maintenant là reléguée,

et où tombera, te demandes-tu, ta dernière larme

et qui pourrait la recevoir.

 

Ah ! le poids horrible d’une lutte aussi grande te fait ployer,

tendant la main tu recherches un appui,

tu arrêtes pour un instant en espérant, te caches le visage,

ensuite tu repars.

 

Et comment avances-tu, ô âme sœur, avec le pardon,

avec l’amour, rendant chaque blessure !

Et où vas-tu ainsi, puisque les chemins sont fermés pour toi

sur toute la terre ?

 

Vois, l’illusion du monde danse autour de toi,

des lèvres se rejoignent et des libations s’élèvent, on rit.

Toi tu meurs. Et d’avance -comme si tu étais déjà partie -

Tous t’oublient.

 

Salut ! La vie tu ne l’as vécue que dans tes rêves.

C’est pourquoi pareille fin tu méritais, belle âme.

Elle est venue comme une apothéose, elle devient comme une joie à toi

première et seule.

                                          [ΠΡΟΠΟΜΠΗ]

 

L’âme meurt encore une fois, après avoir vécue oubliée en marge du monde. Encore plus dans ce poème qui appartient aux-dits Παραλειπόμενα (« omis »), c'est-à-dire, très probablement, aux poèmes désavoués par le poète lui-même, l’on a l’impression que l’âme s’identifie quasiment au moi poétique. De ce point de vue, l’appellatif « âme sœur », à la strophe centrale du poème, n’est pas due au hasard.

L’âme poursuit la vie de l’homme. Elle porte le poids de l’existence quotidienne, contraire, elle a un corps qui est torturé (larme, main, visage, blessure) par l’absence du proche, absence qui la prive de la possibilité du mouvement (Et où vas-tu ainsi, puisque les chemins sont fermés pour toi), non pas en tant que fuite mais en tant que perspective, progression vers quelque chose d’autre. Ce manque du proche, de l’humain proche qui a la force d’amenuiser l’altérité, conduit l’âme à une espèce de mort martyr qui renvoie directement à la Passion du Christ : le poids horrible te fait ployer / avec le pardon, avec l’amour rendant chaque blessure / on rit. Toi, tu meurs / apothéose. Mais il conduit également à l’ « apothéose », la conquête de l’autre, qui était constamment recherché au travers du rêve, de la rencontre avec l’absolu, avec le « tout et parfait » aristotélicien qu’est dieu. Ainsi, l’âme sœur est rédimée, elle devient enfin une « belle âme », grâce au sacrifice de soi et au pardon.

 

Selon la théorie freudienne, le « double » est créé dans le contexte de l’intersubjectivité, du rapport entre le moi et l’autre, entre le même et l’étranger. Il témoigne, en outre, des capacités de survie du moi face à la pulsion de mort destructrice (menace de poursuite, de morcellement, d’anéantissement). Il est, en même temps, défendeur face à la mort mais aussi son précurseur. « Dès le moment où apparaît le désir d’annihilation et où le sujet aspire au néant, le dédoublement salutaire devient opérationnel : il devient deux. La fragilité de l’unité menacée crée son double comme un médicament -fut-il empoisonné- contre le désespoir. […] Le double confirme notre destin d’êtres partagés entre l’image que l’on désire avoir de soi et celle que nous renvoie notre alter ego méconnu. »

Qu’il s’agisse d’une altérité sociale ou d’une altérité d’origine psychologique ou -plus probablement- d’une combinaison des deux précités, le sujet poétique se détermine en regardant toujours dans le miroir de l’autre, du proche ou de l’étranger. Dans le cas de Karyotakis, des obstacles quasi-insurmontables se dressent contre ce rapport ; le résultat en est que le moi se tourne vers l’intérieur, vers le monde intérieur, afin de prendre conscience de son existence qui est remise en question par les autres. Mais il s’agit en même temps d’un moi poétique.  Cela signifie qu’il s’adresse à des récepteurs « extérieurs » ; il ne fait pas de monologue, il communique, qui plus est, le fait-il en poursuivant la rédemption, la validation de son identité poétique, la postérité. L’âme, le soi caché et idéal, devient le compagnon inséparable qui intervient entre la réalité et l’ailleurs, l’acte et le souvenir, la dégradation et la perfection, la chute et l’élévation. Il ne s’agit pas du « médicament empoisonné » d’un être morcelé mais du garant de l’unité du moi, ne fut-ce que post mortem. »